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JEAN ECHENOZ
14

Le tocsin, vu l'état présent du monde, signifiait à coup sûr la mobilisation. Comme tout un chacun mais sans trop y croire, Anthime s'y attendait un peu mais n'aurait pas imaginé que celle-ci tombât un samedi. Sans aussitôt réagir, il est resté moins d'une minute à écouter les cloches se bousculer solennellement puis, redressant son engin et posant le pied sur sa pédale, il s'est laissé glisser le long de la pente avant de prendre la direction de son domicile. Un cahot brusque et, sans qu'Anthime s'en aperçût, le gros livre est tombé du vélo, s'est ouvert dans sa chute pour se retrouver à jamais seul au bord du chemin, reposant à plat ventre sur l'un de ses chapitres intitulé Aures habet, et non audiet.

 


JEAN ECHENOZ
Un an

Victoire, s'éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée puis découvrant Félix mort près d'elle dans leur lit, fit sa valise avant de passer à la banque et de prendre un taxi vers la gare Montparnasse.
Il faisait froid, l'air était pur, toutes les souillures blotties dans les encoignures, assez froid pour élargir les carrefours et paralyser les statues, le taxi déposa Victoire au bout de la rue de l'Arrivée.
Gare Montparnasse, où trois notes grises composent un thermostat, il gèle encore plus fort qu'ailleurs : l'anthracite vernissé des quais, le béton fer brut des hauteurs et le métal perle des rapides pétrifient l'usager dans une ambiance de morgue.


JEAN ECHENOZ
Au piano

"Au croisement de la Chaussée d'Antin, Béliard se retourne, lui fait un petit signe et Max, plus mort que jamais, les voit reprendre leur marche, s'amenuiser dans la perspective du boulevard avant de prendre à droite et disparaître dans la rue de Rome."


MAURICIO ELECTORAT
Petits cimetières sous la lune

Traduit de l'espagnol (Chili) par Mauricio Electorat


 "- Tu veux dire que parmi les partisans d’une dictature il y a les naïfs et les gangsters, mais des gangsters il y en a toujours, c’est ça ?
- C’est cela, oui, tu as d’un côté une masse qui se laisse éblouir par la figure ou le mythe du Chef, de l’autre une “garde prétorienne” qui, elle, peut être facilement infiltrée par les gangsters, tout simplement parce que les dictatures ont besoin de puissants appareils répressifs pour conserver le pouvoir et, quand cela arrive, les gangsters deviennent invincibles parce que le pouvoir s’appuie sur eux.
Dans une démocratie les mafieux peuvent arriver à occuper même de très hautes fonctions dans les structures du pouvoir, mais il est davantage probable qu’ils finissent par être, pas punis forcément, mais en tout cas débusqués et signalés à l’opinion publique. Dans ton pays les gangsters se sont trouvés dans le noyau dur du pouvoir depuis le début, car il leur fallait organiser un appareil répressif très performant, comme je te dis, sans quoi la dictature n’aurait pas duré. Sans ces cerveaux du mal, il n’y a pas de dictature qui tienne et le Chili n’a pas fait exception. "

JAMES ELLROY
Le Grand Nulle Part

"Les orages éclatèrent juste avant minuit, noyant sous leurs averses les coups de klaxon et le tintamarre qui marquaient de leur signal convenu la nouvelle année sur le Strip ; 1950 fit ainsi son entrée à l’annexe du poste de police d’Hollywood Ouest dans une vague de crissements de pneus excités avec, en supplément, l’intervention du fourgon à viande froide.
A 00 h 03, un carambolage de quatre voitures sur Sunset et la Cienaga eut pour conséquences un peu de tôle froissée et une demi-douzaine de blessés ; les adjoints arrivés sur les lieux recueillirent les déclarations des témoins oculaires ; les responsables de l’accident étaient le rigolo dans la De Soto marron et le major de l’armée de terre de Camp Cooke au volant de sa voiture de service, qui faisaient la course, sans les mains, avec chacun sur les genoux un chien coiffé d’un chapeau de cotillon. Deux arrestations ; un appel au refuge d’animaux de Verdugo Street. À 00 h 14, un cabanon en préfa inhabité, domicile d’un ancien combattant, s’effondra en un tas de décombres noyés de pluie, tuant par la même occasion deux adolescents, un garçon et une fille, qui se pelotaient dans le soubassement ..."

 

ODYSSEUS ELYTIS
L'espace de l'Egée

"Devant la crête de l'île de Sérifos, quand monte le soleil, les canons de toutes les grandes théories du monde échouent dans leur mise à feu. L'intelligence est vaincue par quelques vagues et une poignée de pierres - chose étrange peut-être, et pourtant capable d'amener l'homme à ses véritables dimensions. En effet, qu'est-ce qui, sinon, lui serait plus utile pour vivre ? S'il aime commencer de travers, c'est qu'il ne veut pas entendre. Sans qu'il en prenne conscience, la mer Égée dit et redit sans cesse, depuis des milliers d'années, par la bouche du clapotis de ses vagues, sur l'immense étendue de ses côtes : voilà qui tu es ! "


ODYSSEUS ELYTIS
Temps enchaîné et temps délié

1917

Enveloppé dans des couvertures, je sens qu'on me soulève et qu'on me descend par un vieil escalier en bois. Il y a beaucoup de femmes qui tiennent des bougies allumées, et ma mère est là qui avance en premier, une lampe à pétrole à la main. Les marches sont rongées, de temps en temps la grosse femme qui me tient trébuche, je suis le mouvement de nos ombres sur le mur. J'ai peur, mais en même temps je sens quelque chose qui m'attire.

ANTOINE EMAZ

La page Antoine Emaz sur Lieux-dits


ANNA ENQUIST
Les porteurs de glace

"Elle avait toujours détesté le sol sablonneux dont pourtant beaucoup de gens vantaient les mérites. Il serait bon pour la peau et salutaire aux voies respiratoires. Elle exécrait ces dépôts éoliens nonchalants que sont les dunes avec leurs oyats nuisibles, elle méprisait cet élément qui se laissait si facilement disperser par le vent, si passivement traverser par la pluie salvatrice et si docilement employer comme abrasif ou chronomètre."


ANNA ENQUIST
Les Endormeurs

"Drik de Jong attend.
Il attend dans sa propre salle d'attente qui n'est pas vraiment une salle d'attente, plutôt un coin sous l'escalier où il n'y a de place que pour une seule chaise. Une photo représentant une rangée d'arbres dans un paysage de polder est accrochée au mur droit.
Drik de Jong attend un nouveau patient. Veut-il savoir ce que l'on ressent quand on attend ici sur cette chaise? Peu probable. Il est très rare que quelqu'un s'assoie sur cette chaise car Drik de Jong ménage une bonne pause entre ses rendez-vous et il s'arrange pour que ses patients ne se rencontrent pas.
La double porte de son cabinet est ouverte. Bien qu'il ne soit que onze heures du matin, il a allumé la lampe au-dessus de son bureau et celle qui se trouve un peu en biais derrière le fauteuil du thérapeute. Il s'est assis un instant dans ce fauteuil et il a vu les rideaux défraîchis et, derrière, un ciel couvert — on est en octobre et la lumière va disparaître. Mais pas ici, a-t-il pensé, dans cette pièce, il faut une lumière jaune, chaleureuse. Faire une provision de lampes à incandescence pendant qu'il en est encore temps, ces nouvelles ampoules économiques sont horribles. Un éclairage de prison."

MARTINA ENRIQUEZ
Notre part de nuit

traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet

"Une telle lumière ce matin-là et le ciel limpide, à peine une tache blanche dans le bleu brûlant, plus semblable à une traînée de fumée qu’à un nuage. Il était déjà tard, il fallait partir, demain il ferait aussi chaud ; et s’il pleuvait, si l’humidité du fleuve accablait Buenos Aires, il serait incapable de quitter la ville. "

MARCO ERCOLANI
LUCETTA FRISA
j'entends des voix

Traduction Sylvie Durbec

Je n'existe pas quand je suis en proie au délire. Je n'existe pas non plus quand je ne suis pas en proie au délire : je reste au lit, je regarde la télé, et c'est tout. Je viens vous voir, docteur, parce que ça stagne. Tout se répète, le temps s'est arrêté. Oui, bien sûr, j'ai conservé mes rituels comme par exemple laisser la cigarette s'éteindre toute seule, en suivant le rythme de la nature, et ne pas l'écraser cruellement dans le cendrier. Petites cérémonies innocentes. Je dois faire attention. Très attention. Vous voyez, docteur, quand je vais bien, vous me faites interner, quand je vais mal, vous me dites de poursuivre le traitement, parce que selon vous je suis sur la bonne voie. Ça ne vous semble pas contradictoire ?


MARCO ERCOLANI
LUCETTA FRISA
âmes inquiètes

Traduction Sylvie Durbec


— La peau des choses a une écorce légère, elle s'ouvre sous la pression infime d'un doigt, presque sans bruit ; ou alors exhale un son bref, si bref qu'on l'entend à peine. Pourtant chaque chose a sa note exacte : du nylon déchiré j'ai entendu, une fois, un fa aigu, de la pierre en éclats, un do mineur superbe. Les choses parlent, toujours, il suffit de les écouter.

ANNIE ERNAUX
Le jeune homme

"On était en automne, le dernier du vingtième siècle. Je me découvrais heureuse d’entrer seule et libre dans le troisième millénaire. "


ANNIE ERNAUX
Mémoire de fille

"J'ai retrouvé dans mes papiers une sorte de note d'intention :
Explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé."

 


ANNIE ERNAUX
L'occupation

"J'avais quitté W. Quelques mois après, il m'a annoncé qu'il allait vivre avec une femme, dont il a refusé de me dire le nom. A partir de ce moment, je suis tombée dans la jalousie. L'image et l'existence de l'autre femme n'ont cessé de m'obséder, comme si elle était entrée en moi. C'est cette occupation que je décris."

MAX ERNST
Le Jardin de la France

"J'accorde au peintre le droit de parler, de rire, de prendre position, de jouir de toutes ses facultés hallucinatoires. Refus absolu de vivre comme un tachiste." Max Ernst, 1967

ESCHYLE
Théatre complet

"Une sorte d'épouvante emplit Eschyle d'un bout à l'autre : une méduse profonde s'y dessine vaguement derrière les figures qui se meuvent dans la lumière. Eschyle est magnifique et formidable, comme si l'on voyait un froncement de sourcils au-dessus du soleil"
Victor Hugo

 

 

JEAN-MICHEL ESPITALLIER

JEAN-MICHEL ESPITALLIER
L'invention de la course à pied (et autres trucs)

"L'homme est ainsi fait qu'il passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Disons plutôt qu'il ne se contente pas de se conformer à l'axiome un peu plan-plan reproduction + survie, autrement dit besogner maman et se bâfrer comme un goinfre. Ce serait à la longue un peu limité. L'homme n'est pas un animal. Raie de côté, collection de sous-bocks, travers de porc braisé au romarin et sa fricassée de petits légumes, césure à l'hémistiche, balles dum-dum, stradivarius et bain moussant, l'homme passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Voilà, pourquoi, entre autres, l'homme, qui n'est pas un animal, n'est pas un animal.

 


JEAN-MICHEL ESPITALLIER
De la célébrité

Les célébrités portent fréquemment des lunettes noires dans le but de signifier qu'elles sont célèbres et qu'elles s'en cachent. Les gens ordinaires qui souhaitent se faire passer pour des célébrités (qui s'en cachent) portent des lunettes noires dont la vocation consiste à faire passer les célébrités pour des non-célébrités (protection non des rayons du soleil mais des indiscrétions suscitées par leur rayonnement), lesquelles portent des lunettes noires dans le but de se faire passer pour des célébrités (qui s'en cachent).

 


Z5

Architecte
Christophe Gulizzi

Texte
Jean-Michel Espitallier

L 'homme est ainsi fait qu'il passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Disons qu'il ne se contente pas de se conformer à l'axiome un peu ronron reproduction + survie, autrement dit besogner maman et se bâfrer comme un goinfre. Ce serait à la longue un peu limité. L'homme n'est pas un animal. Il passe sa vie à inventer des trucs qui n'auront d'autre utilité que de n'en avoir aucune. Raie de côté, collection de sous-bocks, travers de porc braisé au romarin et sa fricassée de petits légumes, césure à l'hémistiche, balles dum-dum, Stradivarius et bain moussant. Il est même capable de se laisser mourir d'ennui dans un bureau pendant quarante-deux ans pour se payer une Mégane qui le conduira au bureau.


CLAUDE ESTEBAN
Trajet d'une blessure

"Suis-je le même, après tant d'épreuves, d'effrois, d'égarements? Je m'avance avec d'infinies précautions dans ma tête, j'essaye de me glisser furtivement aux lisières de ce qui fut, hier, une pensée. Tout semble s'être endormi ou plutôt perdurer au loin dans une sorte de torpeur. Peut-être est-il trop tôt encore pour tenter de dissiper les ombres, cette brume cotonneuse où je me suis perdu, deux mois durant. Il faudrait, d'abord, que reviennent à moi quelques repères, sans que je les sollicite, et que mon désir, si ténu, si chancelant, l'emporte sur le doute. Je ne retrouve qu'un très grand silence, celui qui me faisait défaut lorsque le vacarme des nerfs et des fibres confinait au délire. "

NOLWEN EUZEN
Présente

61. JE SUIS PRESENTE

j'étends le linge
j'épluche les légumes

tout pour aujourd'hui